3.

Shushô finit par renoncer à vouloir calmer la chèvre qui continuait à s’agiter. Elle s’allongea sous les arbustes, en se tassant le plus possible. N’avait-elle pas peur ? N’était-elle pas rongée d’angoisse ? Franchement, si. Les bois étaient plongés dans l’obscurité, un silence lugubre recouvrait le campement. Les pensées se bousculaient maintenant dans sa tête. Elle n’arrivait pas à trouver le sommeil.

Trop d’affaires dans cette voiture…

Kiwa avait préféré poursuivre sur ce chemin pour ne pas les abandonner. Mais il était totalement irréaliste de se déplacer dans la mer Jaune avec un tel chargement. Shushô en avait la nausée. Elle avait choisi d’aller avec Kiwa pour ne plus être avec Gankyû, mais Kiwa ne connaissait rien de rien de la mer Jaune. Qu’il prétende avoir appris beaucoup de choses ne changeait rien à la réalité.

Les gôshi devraient partager leurs connaissances avec les ascensionnistes…

En même temps, elle se rappela que Kiwa s’était empressé de faire éteindre tous les feux sitôt qu’il en avait connu les dangers.

« Donner directement la solution à un problème… »

Les paroles de Chodai lui revinrent en mémoire.

Dire que le feu est dangereux, c’est se contenter de donner la solution…

En fait, Shushô ne savait pas grand-chose. Elle avait compris qu’à certaines occasions, il était recommandé de faire un petit feu à un endroit éloigné de celui où l’on dormait, même si cela pouvait comporter certains risques. En d’autres, au contraire, c’était tout à fait déconseillé. Mais dans quelles situations exactement ? Jusqu’à présent, elle avait pu compter sur l’expérience de Gankyû et l’avait laissé décider.

Savoir seulement que le feu représente un danger, ne connaître que cette réponse toute faite, est parfaitement inutile… Les gôshi devraient expliquer les choses en détail.

Mais est-ce possible ? Est-ce que les Kôshu sont vraiment capables d’expliquer tout ça ? Leurs connaissances sont le fruit d’une longue pratique de la mer Jaune. Sans cette expérience, comment acquérir ce savoir ? Est-ce que je regrette mon choix ?

Oui. Je dois bien admettre qu’en restant avec Kiwa, je ne me sens pas… très à l’aise. Je ne sais pas pourquoi. Comme si ce n’était pas là que je devrais être. Serais-je en train de virer au vermillon ?

Mais à la seule évocation de Gankyû, elle sentit la rancœur peser sur sa poitrine.

Si seulement il était venu me demander pardon…

Malheureusement, je crois que je peux toujours attendre, avec une tête de mule pareille… Il n’a même pas essayé de m’empêcher de prendre ce chemin. Alors qu’il m’avait dit que c’était dangereux. Je lui ai donné un bon paquet d’argent. Il aurait au moins pu tenter de m’arrêter et s’excuser, ne serait-ce que pour me remercier. Pas besoin d’excuses sincères même, je me serais contentée d’un mot… À moins que toutes ces histoires soient fausses et qu’il n’y ait aucun danger ? Non, non. Je l’ai quitté. Maintenant, je ne suis plus rien pour lui. C’est sûrement ce qu’il doit se dire. Plus rien !

La colère lui monta à la gorge.

Et pour Rikô non plus ! Il était entré dans la mer Jaune pour m’accompagner, soi-disant, et il m’a abandonnée ! Comme ça !

Ah, j’en ai marre ! Je suis là, à pleurnicher comme une gamine…

Au fond, c’est à elle-même qu’elle en voulait le plus.

 

Lorsqu’elle parvint enfin à s’endormir, son sommeil fut profond, mais de courte durée. Elle se réveilla en plein milieu de la nuit, sans comprendre ce qui lui avait fait ouvrir l’œil.

Le corps engourdi, la tête encore embrumée, elle promena son regard autour d’elle et chercha des yeux la silhouette blanche de la chèvre. Elle ne l’aperçut nulle part.

Elle doit être couchée derrière l’arbre, ou un peu plus loin, dans les fourrés.

Elle allongea le bras et attrapa la corde qui retenait l’animal.

Shushô était couchée sous les arbustes, la tête sur une racine de l’arbre au pied duquel était fixé le lien. Elle tira doucement dessus. Aucune résistance. Elle tira de nouveau. Rien. Elle continua à le ramener à elle, mais elle avait beau tirer, elle ne parvenait pas à le tendre.

C’est bizarre…

Elle sentit alors que la corde qu’elle tenait à la main était humide.

Pourquoi c’est mouillé comme ça ?

Elle ne comprenait pas. Elle exerça une nouvelle traction, et là, ses doigts se refermèrent sur du vide.

Elle est coupée…

Où est la chèvre ?

Elle se réveilla tout à fait.

Où est-elle passée ?

Un frisson lui parcourut l’échiné. La corde coupée, son extrémité trempée ! Elle allait crier. Elle ravala son cri au dernier moment. Instinctivement, elle voulut lâcher la corde et bondir sur ses pieds, mais elle n’en fit rien. Elle essaya de concentrer ses pensées. Serrant la corde d’une main tremblante, retenant son souffle, elle tendit l’oreille.

Ne bouge pas ! Reste tranquille ! Surtout, ne crie pas !

Ses yeux scrutaient nerveusement l’obscurité. Sa respiration s’accéléra. Elle fit un violent effort pour la maîtriser : une longue inspiration à pleins poumons, suivie d’une lente expiration qu’elle tentait de rendre la plus silencieuse possible. En cet instant, c’est tout ce qu’elle se sentait capable de faire. Son cœur puisait jusque dans son crâne. Ses oreilles bourdonnaient. Aucun cri.

Je sens quelque chose…

Elle essayait de déceler une présence, mais tout ce qu’elle entendait, c’étaient les battements de son cœur et le sifflement que faisait l’air en sortant de sa bouche ouverte. Elle tourna les yeux sans bouger la tête : le pied de l’arbre, des racines noueuses, quelques arbustes, des herbes folles qui pointaient sous son nez, c’est tout ce qu’elle voyait.

Il a disparu ?

Quelque chose tomba sur sa joue. Quelque chose comme une goutte. Une goutte d’eau, peut-être. Puis une autre. Et une autre encore. Qui s’écrasa sur sa tempe et roula vers son œil.

Il pleut ?

Les gouttes ont l’air de tomber de haut… Elles tombent de l’arbre ! Il y a quelque chose dans l’arbre !

Couchée sur le flanc, Shushô ne pouvait voir que les racines qui affleuraient. La joue toujours collée sur le sol, elle fit lentement pivoter ses yeux vers le côté. Au-dessus, seule l’extrémité sombre des branches lui apparut.

Une nouvelle goutte lui frappa le visage. Cette chose liquide dégageait une odeur nauséabonde. Une odeur de viande pourrie et de fer rouillé.

Elle n’y tint plus. Il fallait qu’elle bouge. Prudemment, elle tourna la tête tout en gardant son regard braqué vers le haut. Surtout, ne pas remuer le reste du corps. Rester immobile. Ne pas faire de bruit. Sa tête continuait à pivoter lentement. Elle ne respirait plus.

Elle aperçut une tache blanche. Quelque chose de blanc était accroché aux branches. Et à côté, juste au-dessus, une grande ombre noire.

Un cri lui sortit du ventre. Comme une contraction violente. Il remonta jusqu’à ses poumons, gonfla sa poitrine et s’engouffra dans sa gorge. Pourtant il n’en sortit aucun son. Rien. Elle n’avait pu retenir son envie de hurler, mais ce hurlement s’était arrêté là, aux portes de ses lèvres. Bloqué.

Elle était paralysée. Le souffle suspendu.

La tache blanche s’étira, se déchira, et de grosses gouttes s’abattirent sur elle en un flic-flac dégoûtant.

Il va me voir !

Si je ne bouge pas tout de suite, il va me trouver, c’est sûr ! Dès qu’il aura fini de s’occuper de la chèvre, il va me tomber dessus. C’est maintenant que je dois fuir ! Il lui suffit de baisser les yeux pour me voir ! Il faut que je déguerpisse au plus vite ! Mais cela va faire du bruit… Tant pis !

De toute façon, j’en fais déjà, du bruit… Mon cœur bat tellement fort qu’il doit l’entendre, c’est sûr. En plus, je claque des dents ! Je comprends même pas qu’il ne m’ait pas déjà vue ! Mais je peux pas bouger ! J’arrive même pas à remuer un doigt !

Je… je suis vraiment une idiote ! Je regrette… je regrette tellement… Gankyû ! Sauve-moi !

Sa prière avait-elle été entendue ? Quelqu’un cria.

— Hé ! Venez voir ! Mon cheval !

Au même instant, Shushô entendit des branches s’agiter au-dessus de sa tête. Il avait bougé !

Des cris suivis de pas désordonnés résonnèrent au loin, puis une chose blanche tomba à côté d’elle en émettant un bruit sinistre. Un jet fétide l’éclaboussa au moment où cette chose s’écrasait au sol. À nouveau, les branches remuèrent, comme si elles pliaient sous un poids pour ensuite se détendre.

Les cris des hommes, le hennissement des chevaux, la panique qui s’était emparée du campement, tout ce tumulte venait maintenant frapper les oreilles de Shushô, les yeux toujours fixés sur le mouvement qui se propageait dans le branchage. Et puis les remous cessèrent. Subitement. L’arbre reprit son immobilité, comme si rien ne s’était passé. L’ombre noire avait disparu.

Les ailes du destin
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